Japon #6 : Je fais tourner l’économie japonaise

A Tokyo, la vie suit son cours. J’écris beaucoup pour ma série littéraire, que j’envisage maintenant de transformer en véritable roman. Donc j’écris moins ici. J’ai finalement décidé de ne pas me mettre la pression de faire un article bien structuré et de raconter des trucs.

Ce qu’il y a de principalement nouveau ces derniers temps, c’est le travail. J’ai été embauché dans la cafétéria d’un lycée. Et c’est vraiment sympa.

C’est une cafétéria vraiment vieillotte. On sent qu’aucun argent n’y a été investi depuis des lustres. Même les employés sont vieux. Je pense que le chef a plus de 70 ans, et ma collègue qui a le même poste plus de 60. Plus récemment, une nouvelle collègue a été recrutée. Et c’est moi qui la forme, ce qui est assez marrant. Je ne m’imaginais pas former des gens avec mon japonais approximatif. Ce qui donne des dialogues du genre :

Elle  : Comment on fait ça ?

Moi : Il faut mettre le beni carré et de la salade ici.

Elle : Le beni carré ?

Moi : Le truc qui ressemble à du beni, mais carré.

Elle : Aaah, le (mot oublié).

Moi : Oui, sûrement.

Elle : Et là on met quoi ?

Moi : Là c’est l’endroit du chef. Le chef sait. Ensuite il faut mettre la sauce.

Elle : Laquelle ?

Moi : La sauce Sud.

Le chef se marre. Sur les sauces, il est seulement écrit le premier kanji du nom. Pour celle-ci, c’est le kanji de sud.

Mes moments préférés c’est quand je fais des périphrases compliquées parce que je n’ai pas le vocabulaire adapté.

Au lieu de « il faut empiler les plateaux » j’ai dit « il faut construire la Tokyo Sky Tree avec les plateaux ». J’avais oublié comment dire « empiler » ou même « tour ». Mais la Tokyo Sky Tree, je connais.

L’une des deux salles où les étudiants mangent. Y a une fenêtre sur le côté quand même.

Bref. Pour ce taf :

Je gère la caisse (une boite avec de l’argent dedans), les commandes (un crayon à papier et des post-it).

Niveau cuisine, je gère le riz (un rice cooker qui ne ferme plus bien sur un tabouret), les soba, le dressing, les sauces et toute la friture. En gros je fais tout sauf ce qui touche aux poêles et à la découpe.

On fait une cuisine assez simple avec beaucoup de fritures.

Le plat le plus fancy c’est le ‘lunch’ qui change chaque jour. C’est un format traditionnel au japon avec un o-kazu (plat principal) encadré par trois petits plats : soupe miso, bol de riz et un truc qui change lui aussi chaque jour, souvent de la friture.

Un lunch. Manque la soupe miso.

J’apprécie le métier car il n’est pas excessivement « processé », il laisse une part d’improvisation, ce qui lui permet de ne pas être ennuyeux comme des postes aux kaiten sushi (sushi tapis roulant) et autres chaines type McDo. Et l’autre truc cool, c’est que les clients sont les lycéens, donc par définition, beaucoup d’habitués qu’on voit tous les jours. J’apprends donc à les connaitre au fur et à mesure. Je me suis même donné comme objectif de connaitre les prénoms de tous les habitués d’ici juillet.

Les étudiants sont globalement contents de me parler, ils sont curieux, et moi aussi, donc on discute régulièrement (en japonais, comme on peut). Pour ceux qui pensent que les français ont un niveau cataclysmique en anglais, sachez que les lycéens japonais sont en panique dès que la phrase a trop de mots. Et c’est un lycée privée assez réputé.

Ce job ne représente que 20h de boulot par semaine, avec un salaire proche du minimum Tokyoïte. Pour mettre du beurre dans les épinards, dans un pays où on utilise plutôt de la margarine, je suis donc parti en quête d’un deuxième job.

Pour le premier, j’avais cherché sur Yolo-Japan qui est spécifiquement à destination des étrangers. Pour le second, j’ai cherché sur Baitoro, qui lui est juste spécialisé dans les baito (jobs à mi-temps).

J’y ai découvert quelques pépites que je vous partage (traduits).

Il faut savoir que le taux de chômage au Japon est de moins de 3%. La population vieillissante et déclinante rend le recrutement très difficile, et les recruteurs sont donc parfois contraints d’écrire des choses comme :

« Pas besoin de compétence particulière. Si vous avez le sourire, nous vous embaucherons ◎ »

Ou encore cette FAQ avec cette question (et cette réponse) :

« J’ai presque 70 ans, est-ce difficile de travailler ?

Chez XXXX, nous avons un environnement où les septuagénaires peuvent également être actifs »

Les septuagénaires sont spécialement ciblés. Ce qui est aussi rendu possible, de ce qu’on m’a dit, par des retraites assez faibles. Beaucoup de retraités continuent à bosser pendant quelques années pour compléter leurs retraites.

L’autre pépite, c’est l’offre d’emploi avec la présentation du patron :

★店長プロフィール★
Nom :*Nom random*
    Scorpion
Groupe sanguin:A型
Lieu de naissance : Fukuoka

Passe-temps:travail (mdr)

Personnalité : ★★★★★

Luminosité : ★★★★★

Gentillesse : ★★★★☆

Degré de liberté : ★★★★☆

Niveau de fraîcheur : environ menthe

Pour le groupe sanguin, il y a un délire là-dessus comme avec les signes du zodiaque en France. Pour la fraîcheur, je n’ai aucune explication. Sûrement car je suis né Balance, ce qui m’a rendu stupide à vie. Putain de constellation. Si seulement on avait fait d’autres dessins dans le ciel.

J’ai eu trois entretiens d’embauche :

  • Un entretien qui s’est bien passé pour un restaurant de type shabu-shabu (un buffet à volonté et une marmite sur la table à manger où on balance tout). Malheureusement, le patron voulait absolument mon « carnet bancaire ». Je ne sais même pas à quoi ça sert, mais c’est très chiant à obtenir. Je ne pouvais pas juste signer le document de demande. J’ai dû me faire faire un hanko – un sceau personnel – qui m’a coûté assez cher. Mais c’est stylé donc je suis pas mécontent de m’en avoir fait faire un. Je n’ai pas eu le job car le carnet a mis deux semaines à venir. Quand j’ai prévenu le patron, il a dit « muzukashiii… » (c’est compliqué…) suivi d’un long silence gêné. C’est la typique façon japonaise de dire « c’est mort ».
  • L’entretien d’embauche le plus court de ma vie. Dès que je suis entré dans le restaurant les employés ont paru très surpris. Il est possible que le patron n’avait pas du tout regardé mon profil : j’ai pris rendez-vous moi-même avec un service en ligne après avoir postulé. Ou alors c’était à cause de ma chemisette à fleurs. J’avais prévu un polo, mais j’ai oublié de le mettre le matin. Le patron a dit qu’il me rappellerait, ce qu’il n’a pas fait.
  • Un entretien pour un restaurant de type Izakaya (le concept : pleins de petits plats et encore plus de boissons). Le patron a eu l’air content de mon profil et de mon niveau de japonais. A la fin on s’est serré la main : j’étais pris. On n’a pas signé de contrat. Ce qui arrive assez fréquemment au Japon, de ce que d’autres m’ont dit. Vous en faites pas, j’en ai parlé à mes collègues ensuite et le patron est réglo.

J’ai donc deux jobs, et je trouve qu’ils se complètent assez bien.

A la cafétéria, mes collègues sont vieux. Quand j’ai demandé à la nouvelle si elle avait des enfants, elle m’a dit qu’elle en avait deux, et qu’ils avaient quarante ans. J’ai peut-être mal compris quelque part. Mais bon.

Dans l’Izakaya, les gens sont jeunes, et vietnamiens. Le patron m’a dit « j’aime les vietnamiens » et effectivement, à part lui, un serveur et moi, tout le staff est vietnamien.

C’est comme en France, dans les métiers durs et mal payés, y a plus trop de nationaux. En l’occurrence, moi je ne fais qu’un ou deux shifts par semaine, donc ce n’est pas usant. Je n’ai pas encore demandé mais les autres sont probablement dans les 40h hebdomadaires, à base de shifts de 6h30 ou plus sans réel moment de pause.

Au lycée, les élèves font parfois du bordel, mais c’est globalement calme. A l’Izakaya, on gueule tout le temps : pour accueillir les clients tout le monde gueule, pour annoncer qu’un plat est prêt on gueule, qu’une boisson est prête on gueule, quand les clients s’en vont on les remercie en gueulant. Le patron est assez rigolo et jovial et plus on gueule, plus il est content. J’ai essayé de voir quelle était la phrase la plus longue que je pouvais gueuler pour accueillir un client. La base c’est de dire « Irasshaimase ! » Mais j’ai réussi à arriver sur un « Yôkoso Irrashaimase konbanwa ! » à répéter à chacun des nouveaux clients qui passent devant le comptoir tant qu’on y est.

Perso je suis au poste des boissons. Je sers beaucoup de bières, de highball (shōchū + soft) et des sakés. Et pas mal de cocktails à base de crème de cassis. Cocorico.

Les Sakés c’est le plus chiant. Il y a plein de bouteilles différentes et tous les noms sont écrits en kanji manuscrits. Ce qui est illisible et complètement différents des kanji d’imprimerie, de mes yeux de français.


Fun fact, en Europe on évite plutôt la mousse sur les bières. Au Japon on aime bien la mousse. Le patron refuse mes bières s’il n’y a pas au moins 4 ou 5 centimètres de belle mousse. A savoir qu’il y a la mousse moche et la mousse belle. Les tireuses ont même deux positions pour cela : si je tire la manette, ça sort du liquide qui fait de la mousse avec de grosses bulles, et si je la pousse, ça sort uniquement de la belle mousse à bulles fines.

Mon poste de combat

L’Izakaya est assez chic. Les clients mangent dans de petites cabines privées. Il y a du bœuf de kobe et du poisson que mon collègue tue sur place pour un maximum de fraîcheur.

A la fin des shifts, je suis fumé, mais heureux, car on a droit à des makanai (repas staff) gargantuesques. Je me pète le bide à chaque fois.

Les 12 sushis ont fait plaisir

En dehors du taf, je m’amuse bien. Je recontre beaucoup de monde dans pas mal d’endroits différents. Ça commençait à faire beaucoup alors je me suis fait un schéma sur un PowerPoint pour avoir une vision d’ensemble. Si j’étais un vrai ingénieur, j’aurais plutôt fait un Excel d’ailleurs. J’y songe.

Globalement à Tokyo, les cercles internationaux/expats sont infestés d’ingénieurs IT. Dans le lot il y a ceux qui bossent sur place et un peu de ces fameux digital nomads. On trouve aussi beaucoup de profs d’anglais, des doctorants, des gens dans la finance, et dans des trucs chelous genre investisseurs en IA ou dans le « e-commerce » que je soupsçonne d’être des dropshippers.

En fait, rencontrer des gens est devenu assez facile. Je vais à plein d’events différents via l’appli Meet Up principalement. Je sympathise avec plein de personnes très chouettes (et je vois aussi quelques débiles).

Le vrai défi ensuite, c’est de transformer des rencontres en vrai amitié. Ça nécessite de voir les gens régulièrement, ce qui n’est pas une évidence dans une ville géante comme Tokyo où chacun a sa vie et ses 40h minimum de taf par semaine. Du coup, je me sors les doigts régulièrement les doigts pour organiser des trucs.

2 commentaires

  1. Youhou ! des news ! c’est normal que tu sois rentré dans une routine.
    Tu bosses 5 jours sur 7 dans la cantine pour les lycéens ? Tu t’es engagé sur plusieurs mois, ou tu as un préavis pour quitter ces taffs ? Si jamais tu te fais des potes avec qui tu veux partir voyager ailleurs dans le pays tu pourras te barrer facilement ?
    En fait j’ai pleins de questions 😅
    Le Job où tu n’as pas de contrat de travail, le patron te payer en cash ? ça rapporte combien de remplir des verres de mousse ? (ça n’a vraiment aucun sens cette pratique d’ailleurs !)

    • Je ne sais pas vraiment de combien est le préavis. Le contrat de travail n’était qu’en un exemplaire et j’ai oublié de le photocopier avant de le rendre signer au patron. Ca a l’air assez flexible. J’avais prévenu que je me barrerais vers juillet et j’ai donné la date exacte 1 mois en avance, le chef m’a dit ok.

      L’autre taf, je suis payé par virement. Y a une appli où il faut rentrer ses infos.

      Pour le coup la mousse c’est vraiment culturel. Les verres à pintes sont même plus fins pour que ce soit plus esthétique.

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